Veiller

Nous voici donc arrivés au seuil d’une nouvelle année liturgique avec des textes qui nous invitent instamment à prendre très au sérieux le temps de l’attente, qui n’est autre que l’Avent. Avec la thématique des textes de la fin de la série des dimanches du Temps Ordinaire, nous étions dans des considérations eschatologiques, c’est-à-dire dans tout ce qui concerne la fin des temps, avec ce regard sans concession du Christ sur le temps présent. Ce regard doit toutefois être tempéré par la nécessité de ne pas déduire de telle ou telle manifestation de désordre plus ou moins monstrueuse que la fin des temps est imminente, ou presque… Ni à l’inverse prendre son parti du mal en pleine effervescence en se disant que comme cela arrive périodiquement depuis des siècles, cela ne manquera pas d’arriver encore pendant des centaines d’années.
La conclusion de Jésus, dans l’évangile de ce dimanche, est là pour mettre les choses au point. Tout d’abord il faut bien comprendre pourquoi Jésus fournit des détails sur les consignes que le maître qui part en voyage donne à ses serviteurs. Il veut nous montrer que ce personnage part loin et pour longtemps, et peut-être même en pays étranger comme peut le laisser penser le mot employé.
On peut légitimement penser que Jésus parle de lui-même quand, après sa Résurrection, Il partira dans le Royaume du Père, « pays étranger par excellence » à ce monde ! Il donne tout pouvoir à ses serviteurs comme Il a donné tout pouvoir à son Église, et tout particulièrement au portier.
A lui la veille est donc recommandée. Veille qui apparaît donc d’abord comme ordre donné à ce proche serviteur qu’est le portier. Et ce symbolisme de la porte est riche.
Un autre évangéliste, saint Jean, l’utilisera en l’appliquant à Jésus porte des brebis (Jean X, 1-10). Implicitement aussi saint Matthieu, quand il rapportera que les clés du Royaume des Cieux sont confiées à saint Pierre (Matthieu XVI, 19) avec le double sens des clés, à la fois symbole du pouvoir mais aussi de la possibilité d’ouvrir ou non une porte. Nous retrouvons aussi le symbole de la porte fermée dans la parabole des vierges folles en Matthieu XXV, 10-13.
De plus, cet éloignement du maître peut aider à comprendre la puissance de l’abominable dévastateur. C’est parce que le Seigneur s’est d’une certaine façon éloigné que le mal peut s’en donner à cœur joie. De même que dans l’ancienne alliance la nuée divine quittait l’arche de l’alliance, que Dieu ainsi s’échappait de son peuple parce que ce dernier avait trop désobéi, de même après la nouvelle Pâque et la glorification du Christ l’éloignement du maître démasque ses ennemis en leur laissant le champ libre et en les laissant sortir de leurs cachettes ou repaires.
Et alors cette veille du portier à l’intérieur de la maison du maître doit s’amplifier en une veille plus générale. Le portier ne doit pas être seul à veiller, mais aussi tous ceux qui attendent d’une manière ou d’une autre le retour de celui à qui on ouvre et on ferme la porte. Le retour peut en effet se faire à l’improviste, en dehors des moments habituels des veilles énumérées par notre auteur : au soir, à minuit, au chant du coq ou au matin. Rien ou absolument rien ne peut permettre de prévoir à un moment précis un retour du Christ.
Après nous avoir indirectement prévenus sur ces illusionnistes de l’espérance messianique qui faussent l’esprit de veille puisqu’ils fixent un délai, Jésus nous met en garde contre l’ennemi le plus habituel de la veille, à savoir le sommeil.
Et là aussi il y aurait beaucoup à dire sur le symbolisme du sommeil dans la Bible, et ses deux aspects opposés : révélation de Dieu, par exemple le sommeil de Jacob qui lui procure un songe révélateur à Béthel (Genèse XXVIII, 10-22, avec l’histoire de l’échelle), et puis le sommeil des apôtres à Gethsémani, abandon de Jésus à sa solitude angoissée, prélude à la trahison de Judas et à la fuite du reste des apôtres (Marc XIV, 32-52).
On ne peut donc généraliser sur le sommeil : il peut être positif ou négatif, tout comme le sommeil des dix vierges. Ce qui compte c’est de ne dormir que comme les cinq vierges sages, avec leur réserve d’huile, autrement dit avec tout ce que produit la foi dans un être humain (Matthieu XXV). Une société où la foi diminue fait la part belle à l’abrutissement général et aux contes à dormir debout. La puissance médiatique démultiplie ces somnifères de l’âme et de l’esprit.
Si les Français consomment tant de tranquillisants et de somnifères, c’est sans doute qu’ils dorment trop dans la période qui est censée être de veille : le travail, les loisirs, la vie spirituelle, civile et familiale. Peut-être est-ce aussi un tour du diable que de nous transformer en somnambules pour nous damner en douceur sous anesthésie partielle ?
C’est pourquoi en ce début d’année liturgique, au point de dégradation où se trouve notre société humaine, la veille est plus que jamais à l’ordre du jour. Il faut, dans l’Eglise et dans le monde, des voix qui crient très fort et qui n’aient pas peur de faire des vagues pour réveiller en rendant brûlante la Parole de Dieu, en vue d’enflammer les cœurs. La tiédeur ne convient qu’aux vomis du Seigneur comme l’Eglise de Laodicée (Apocalypse III, 16).

Références des textes : Livre du prophète Isaïe LXIII, 16b-17.19b. - LXIV, 2b-7 ; Psaume LXXIX (LXXX) ; Première lettre de saint Paul apôtre aux Corinthiens I, 3-9 ; Évangile de Jésus-Christ selon saint Marc XIII, 33-37